L’interview a été publiée pour la première fois dans ASUD N°66
Il est difficile d’imaginer la scène artistique underground française si les bandes dessinées de Robert Crumb n’avaient pas été régulièrement publiées dans le magazine Actuel dès le début des années soixante-dix. Aujourd’hui, le créateur de ZAP comix, Weirdo, ainsi que Fritz the cat et d’autres personnages qui ont inspiré plusieurs générations d’artistes français, vit en France depuis déjà 30 ans.
Avant de passer par la contre-culture, de l’outsider art à l’expérience psychédélique, nous prendrons, comme point de départ de notre entretien, la musique qui a toujours été une part indéniable de la vie de Robert Crumb. Collectionneur passionné de disques de jazz, de blues et de folk depuis son adolescence, il a formé son propre groupe, nommé R. Crumb and His Cheap Suit Serenaders, dans les années 1970, où il a chanté, écrit des chansons et joué du banjo.
Lors de son passage au festival d’Angoulême en 1986, Robert Crumb rencontre Dominique Cravic et finit par jouer dans le groupe folk, jazz, bal musette et blues de Cravic Les Primitifs du Futur. La même année, ils enregistrent leur premier album Cocktail d’amour (1986). Depuis que Robert Crumb s’est installé en France au début des années 1990, ils ont continué à jouer ensemble régulièrement et ont enregistré deux autres albums, World Musette (1999) et Tribal Musette (2008), dont il a illustré les pochettes. Si Dominique Cravic s’intéresse davantage au blues et au jazz, Robert Crumb, chercheur qui s’est dévoué aux genres musicaux oubliés, commence à découvrir le bal musette français. Ses portraits de musiciens de ce genre populaire sont parus récemment dans le livre Les As du Musette, compilé par Dominique Cravic et Christian Van den Broeck.
Outre son groupe avec Dominique Cravic, Robert Crumb rejoint occasionnellement l’Eden and John’s East River String Band, pour lequel il a illustré à plusieurs reprises des albums comme Drunken Barrel House Blues (2009), Some Cold Rainy Day (2008), Be Kind to a Man When he’s Down (2011) et le dernier Goodbye Cruel World (2022).
Q. À part votre travail artistique, vous avez consacré une partie importante de votre vie à la musique, collectionnant les disques des années 1920 et 1930 et jouant avec différents groupes. Vous avez dit que les dessins vous sauvaient. Il fallait dessiner pour se sentir à l’aise dans un monde dur. Qu’est-ce qui est différent dans la musique ?
Robert Crumb: Question difficile à répondre avec des mots, ce sont deux parties différentes du cerveau. Je pense que j’apprécie la musique plus que l’art, en fait. Mon frère aîné était très dominant quand j’étais enfant, il m’a incité à me mettre au dessin de bandes dessinées, alors je suis devenu dessinateur de comics. Je voulais être musicien, mais j’ai mal commencé. Toute ma vie j’ai travaillais sur le dessin et l’art, mais la musique est en quelque sorte mon premier amour. La musique me touche très profondément. Quand j’entends la musique que j’aime, cela me procure une sorte d’extase que je n’obtiens pas avec l’art. Je suis ému par les visuels forts, mais pas aussi profondément que par la musique. J’aime jouer de la musique, mais je ne suis jamais devenu un musicien très accompli, pas comme je l’ai fait avec mon art. Je ne suis qu’un musicien de second ordre.
Q. Ce sont donc deux parties différentes de votre vie…
Robert Crumb: Deux parties différentes du cerveau, et je les combine souvent en réalisant des photos de musiciens ou des pochettes d’albums pour les gens si j’aime leur musique. Sinon, je ne suis pas intéressé. Mais l’art est pour moi un moyen d’exprimer mes sentiments envers le monde, qu’ils soient positifs ou négatifs, tandis que jouer de la musique est un plaisir purement esthétique. Ce sont deux formes d’expression très différentes.
Extrait du concert des Primitifs du futur, avec Robert Crumb et Dominique Cravic, à la Librairie de Paris en décembre 2023. La vidéo est réalisée par Céline Dumet-Oghia pour le groupe Papiers Nickelés
Q. Depuis les années 1960, vos dessins reflétaient la société américaine moderne, mais vous écoutiez toujours la musique des années 1920 qui vous « connectait à l’éternité », comme vous l’avez raconté dans le documentaire, vous n’écoutiez pas du tout de rock. Certaines de vos bandes dessinées ont été inspirées par la musique, comme Keep on Tracking par Truckin’ My Blues Away et Mr. Natural par la chanson de Motown (« It was Mr. Natural ») que vous entendiez à la radio. Quel était le lien entre vos dessins et la musique des années 1920 que vous écoutez ?
Robert Crumb: Oui, Je dessinais ce genre des comics inspirées musicalement. Mais je le faisais quand j’étais jeune. Maintenant, je fais les dessins très méticuleusement, en copiant des photographies de vieux chanteurs de blues.
Q. Dans The Complete Record Cover Collection (2011), vous donnez une interprétation artistique de ces vieux 78 tours, dont des classiques tels que Truckin’ My Blues Away, Harmonica Blues et Please Warm My Weiner. Habituellement, dans vos dessins animés, vous dessinez la réalité que vous observez, vous faites des photos des rues des villes modernes, mais lorsque vous dessiniez les couvertures de la musique des années 1920, qu’est-ce qui a inspiré vos images, quelle était votre source d’imagination ?
Robert Crumb: Parfois, c’est simplement ce que la musique évoque dans ma tête. C’est une sorte de romantisme de la musique d’antan, la vision d’un gars marchant dans la rue, jouant de l’harmonica dans la campagne, sur une route sale. Mais je le faisais avant, maintenant je ne le fais plus. Maintenant, comme j’avais dit, je copie simplement à partir de photographies.
Q. Lorsque vous avez déménagé en France, vous avez emmené votre collection avec vous. Combien de disques avez-vous ?
Robert Crumb: Quand j’ai déménagé en France en 1991, je possédais environ 2 500 disques, maintenant j’en ai 9 000. Je collectionne toujours. Il n’y a pas de fin. Il reste encore plein de bons vieux 78 tours des années 20 et 30 à découvrir. J’ai récemment fait l’acquisition de 78 tours éthiopiens incroyables, ainsi que d’une poignée de disques indonésiens « krontjong », avec des musiques magnifiques et rares à trouver. Très peu d’entre eux ont réussi à les faire connaître en dehors de leur propre pays.
Q. Vous êtes tellement impressionné de découvrir de nouveaux musiciens. Mais y a-t-il des artistes qui vous impressionnent aujourd’hui ?
Robert Crumb: Oui bien sûr. Tout le temps. Je découvre toujours beaucoup de nouveaux jeunes artistes intéressants qui viennent de France, d’Amérique et d’ailleurs. Il y a quelques années, j’ai découvert une jeune artiste, Simone Baumann, en Suisse, à Zurich, et elle est géniale. Mon dessinateur français préféré était David Sourdrille. Il a fait du très bon travail. Je ne sais pas s’il est toujours en activité ou non, c’est un artiste dérangé, tordu, un homme avec qui je suis en totale sympathie.
Q. Vous étiez proche des créateurs d’affiches psychédéliques, Rick Griffin, Victor Moscoso. Vous publiées dans Zap Comix. Mais vous avez aussi fait une affiche psychédélique pour le concert du 5 mars 1967, « Bedrock One ».
Robert Crumb: C’est ma seule affiche psychédélique imprimée.
Q. Pourquoi l’avez-vous fait si vous n’aimiez pas la musique rock ?
Robert Crumb: Eh bien, j’ai été très inspiré par ces affiches de rock; c’est ce qui m’a motivé à fuir Cleveland et à aller à San Francisco en janvier 1967. S. Clay Wilson et moi cherchions du travail cet été-là. Nous devions gagner de l’argent. Nous sommes donc allés à la Family Dog, une des compagnies de divertissement qui produisait des concerts de rock. Le lieu principal de Family Dog était l’Avalon Ballroom. Elle était dirigée par un type nommé Chet Helms.
Nous lui avons montré notre travail et il a dit : « Maintenant, nous avons déjà suffisamment d’affichistes. Nous n’en avons pas besoin de plus ». Mais Chester Anderson, qui a fait ce concert de Bedrock, avait vu mon travail quelque part, est venu me voir et m’a demandé si je pourrais faire une affiche pour lui. Ce n’était pas un grand poster, c’était juste un petit flyer en noir et blanc, très grossièrement imprimé, très décevant, en fait.
Q. Alors vous ne vouliez pas répéter cette expérience ?
Robert Crumb: Personne ne le demandait. Il y avait beaucoup d’affichistes et beaucoup d’artistes qui voulaient entrer dans l’affaire parce que ces gars — Griffin, Moscoso, Wes Wilson et Stanley Mouse — étaient comme des rock stars eux-mêmes. Et après Griffin et Moscoso ont fait partie du collectif Zap Comix. Je me souviens, quand nous travaillions sur des premiers numéros dans lesquels ils étaient impliqués, on s’est présentés chez l’imprimeur avec notre travail, et Moscoso portait une veste en velours, il ressemblait à un musicien de rock. Il est entré dans cette imprimerie et ils l’ont traité comme un roi, comme s’il était une grande célébrité dans la scène des affiches rock. Ils se considéraient vraiment comme des musiciens de rock.
Mais toute la scène rock psychédélique ne m’intéressait pas du tout. Musicalement, ça ne me touchait pas du tout. J’ai essayé, je suis allé à des concerts au Fillmore Auditorium qui était dirigé par un personnage nommé Bill Graham. C’était une nouille psychédélique sur une guitare électrique. Je me souviens d’avoir vu des gens qui avait l’air d’avoir une crise à cause des lumières stroboscopiques, en tombant sur le sol et se tordant. Vous savez, c’était censé être une expérience sensorielle globale, la musique, le spectacle de lumière, les lumières stroboscopiques. Je n’y ai jamais traîné très longtemps. Ça me juste endormait.
Q. Même si les affiches psychédéliques de Victor Moscoso, Rick Griffin et vos dessins animés ont été inspirés d’une certaine manière par les effets psychédéliques du LSD, stylistiquement les affiches sont différentes, très colorées et inspirées de l’Art Nouveau, et elles sont consacrées au rock que vous n’aimiez pas? Qu’est-ce qui vous a rapproché de ces artistes ?
Robert Crumb: J’ai trouvé que les affiches étaient un travail très inspiré, très innovant avec des styles de lettrage imaginatifs qui en même temps rappelaient les graphismes américains d’antan. Et il était évident juste en les regardant que ces artistes prenaient du LSD. Et puis, ils voulaient faire des bandes dessinées. S. Clay Wilson et Moscoso et Griffin ont été très impressionnés par le premier numéro de Zap Comix, qui est sorti au début de 1968. Ils sont venus chez moi pour me rencontrer, et ils étaient intéressés à faire des bandes dessinées et j’ai dit, super, faisons ZAP Comix ensemble. Et ça a très bien marché pendant un moment. Mais ensuite, la scène de la bande dessinée a commencé à se développer. Il y avait beaucoup de nouveaux artistes intéressants — Justin Green et Kim Deitch et Spain et tous ces gars. Après l’arrivée de Griffin, Moscoso, Wilson et Spain Rodriguez, Gilbert Shelton et Robert Williams ont également rejoint ZAP Comix. Et donc, nous étions sept dans ZAP Comix. Et après ça, ils ne voulaient pas que ZAP soit ouvert à d’autres artistes. Je pensais que c’était une très mauvaise idée, car nous ne pouvions pas le sortir très souvent car Moscoso prenait toujours beaucoup de temps pour faire son travail. Zap Comix était donc publié seulement tous les deux ans. J’ai donc perdu tout intérêt pour Zap Comix. Je ne pensais pas que nous étions comme un groupe, nous étions juste un groupe d’artistes très individuels. Je leur ai dit : « Regardez le travail de Justin Green, c’est génial, mettons-le là-dedans. » Non, non. « Kim Deitch ». Non. Et puis je voulais mettre Aline là-dedans. Ils ont dit : Oh non, pas question. Mais j’ai finalement fait entrer Aline dans ce dernier numéro de ZAP Comix #16, je pense que j’ai utilisé ces collaborations que nous avions faites pour le magazine français Causette. J’ai donc mis quelques bandes là-dedans, et Moscoso a dit : « Crumb a triché. Il a mis Aline dans le ZAP, en la faisant faufiler par la porte de derrière. » Mais c’était le dernier numéro de ZAP, le numéro 16, qui a pris dix ans à terminer, et est finalement sorti en 2016. Seize numéros en 48 ans! Cela aurait pu être beaucoup plus si ces gens avaient été plus ouverts. C’était très décourageant de voir ces artistes créatifs devenir soudainement si exclusifs. Et puis ils m’ont accusé d’être un snob quand je ne voulais plus faire ZAP Comix ! Ironies de la vie. Mais c’est l’histoire ancienne maintenant.
Q. Vous avez dit que vous n’aviez jamais été proche des hippies.
Robert Crumb: Ai-je dit cela? Je n’étais pas un hippie sur le plan stylistique. Je n’aimais pas la musique. Mais j’ai pris de la drogue et j’ai vécu des expériences psychédéliques comme tous les autres hippies. Et j’étais dans la scène, je vivais à Haight-Ashbury et tout ça, mais je n’acceptais pas tout ce qui les intéressait, surtout la musique. J’ai fait quelques efforts pour m’intégrer, en grande partie à cause de toutes les belles jeunes filles hippies. Certains de mes amis hippies sortaient avec de nouvelles jeunes filles arrivant à Haight-Ashbury tous les jours. Je ne savais pas comment parler à ces filles. J’étais très timide.
Q. Mais Janis Joplin, la figure emblématique de la scène musicale de l’époque hippie, faisait partie de vos amis.
Robert Crumb: Oui, j’aimais l’écouter chanter, mais je n’aimais pas le groupe avec qui elle était. Et puis j’ai entendu plus tard des enregistrements de musique qu’elle faisait avant de se lancer dans le rock and roll. Elle chantait de la hillyblly avec un groupe de musique country à cordes. C’était génial. Beaucoup mieux. Elle était beaucoup plus adaptée à cette musique d’antan. Mais elle s’est perdue… Elle est devenue une star. Elle buvait trop et prenait trop de drogues et recevait de mauvais conseils de la part d’agents et de producteurs de disques et a fini morte en 1970 dans une chambre d’hôtel, le visage dans son propre vomi. Ella avait 27 ans.
Q. En 1972, vous rencontrez Charles Bukowski à Los Angeles, et sa vision de la réalité est plutôt proche de la vôtre. Pouvez-vous m’en dire plus sur cette rencontre ?
Robert Crumb: Oui, j’aimais son écriture. Ça un peu résonnait avec moi. Quant à ma rencontre avec lui, ce n’était pas très long. Tout ce qu’il m’a dit, c’est : « Tu es un bon garçon. Reste à l’écart des cocktails. » Ce qu’il voulait dire, c’est de rester loin de la scène prétentieuse. Il a conseillé à de nombreux jeunes écrivains et artistes de rester isolés de la « scène culturelle ». Ces gens sont impressionnés par votre travail. Ils vous invitent à des fêtes; ils vous envoient des billets d’avion gratuits pour New York. C’est très séduisant. Et en même temps, c’est là que se trouve l’argent. Il faut donc danser autour de ces gens d’une façon ou d’une autre. Vous savez, ce que Tom Wolfe appelait la « boho dance», la relation de l’artiste de la bohème avec les bourgeois, parce que ce sont eux qui vous soutiennent. Vous êtes en rébellion contre la bourgeoisie, mais vous avez besoin de leur soutien. Une affaire délicate. Certains artistes ont un don pour ce jeu, d’autres pas. Cela n’a rien à voir avec votre talent ou votre originalité.
Q. Dans les années 1980, vous avez illustré deux livres de Charles Bukowski, Bring Me Your Love et There’s No Business. Comment est née cette collaboration ?
Robert Crumb: C’était l’idée de John Martin. John Martin dirigeait Black Sparrow Press qui produisait les livres de Bukowski à cette époque. Il est venu me voir et m’a dit : « J’aime votre travail, et je pense que vous et Bukowski seriez parfaits pour une publication commune.»
Alors oui, j’étais un grand fan du travail de Bukowski. Mais je n’ai jamais traîné avec lui, il était un ivrogne hostile. Une fois que je suis allé à une fête organisée pour lui après une lecture qu’il a donnée à San Francisco. Il était complètement ivre. Et il y avait deux femmes que je connaissais, Susan et Jane, elles ont chacune pris Bukowski par un bras et l’ont conduit titubant dans une chambre et ont fermé la porte… J’étais jaloux. Pourquoi ça ne pouvait pas être moi? Au moins, j’étais sobre.
Q. Beaucoup de vos personnages, Mr. Natural, Shuman l’Humain, Flakey Foont, Eggs Ackley, ont été créés après votre expérience du LSD en 1968. Depuis lors, le style de vos bandes dessinées a évolué, les formes sont devenues plus arrondies, étirées, les personnages pouvaient s’allonger ou se rétrécir, et le rythme de vos histoires était un véritable flux de la conscience. Quel impact le LSD a-t-il eu sur votre perception de la réalité ?
Robert Crumb: Toute ma perception de ce que je faisais a changé. Une expérience puissante du LSD décompose complètement votre ego en particules atomiques et, bien sûr, vous voyez tout différemment. Tout se passe dans une perspective différente lorsque vous faites cela. Et c’était très bien pendant un certain temps, pendant plusieurs années. Il y avait moins d’interférences de l’ego dans le travail, je travaillais simplement de manière plus intuitive. En même temps, il était plus difficile de répondre aux nécessités pratiques de la vie. J’étais « spaced out », comme on disait.
Q. Il existe un livre du professeur de l’Université de Yale, Charles A. Reich, The Greening of America (1970), parlant de Stoned de Head Comix, dans lequel il souligne l’importance de vos textes qui reflètent la conscience de la société moderne. Mais quelle importance accordez-vous à vos textes ? Votre écriture a-t-elle été affectée par le LSD ?
Robert Crumb: Je ne peux pas séparer le texte des images. Cela a tout affecté. Mon approche du texte, mon approche du dessin, tout a été changé par le LSD. Et puis l’effet du LSD s’est dissipé à la fin des années 1970. J’ai arrêté d’en prendre en 1973. Une voix dans ma tête m’a dit : « Tu n’es plus obligé de faire ça. » Ce dernier trip a été terrible, à l’été 1973, j’avais une vision du futur du monde qui n’était pas bonne. Cette vision du monde était très dure. Et, aussi, avec le LSD à l’époque, vous n’étiez jamais sûr de ce que vous obteniez, ils mettaient toutes sortes de conneries dans le LSD, comme les amphétamines, par exemple. Avec le LSD, tu toujours prenais des risques. J’ai dû arrêter. À la fin des années 1970, j’essayais de trouver de nouvelles sources d’inspiration, mais la période d’inspiration du LSD était terminée. Puis j’ai commencé Weirdo en 1981. Les temps avaient changé, et moi aussi. Même si les années 1980 étaient difficiles, j’ai fait beaucoup de travail à l’époque, et quand je regarde ce travail maintenant, bien qu’il soit très différent de la période des années 60-70, je pense qu’il avait son propre charme.
Q. Vous avez participé au livre El Perfecto pour soutenir Timothy Leary. Est-ce que c’était une véritable histoire de « bad trip » dans vos bandes dessinées pour ce livre ?
Robert Crumb: Oui, c’était une histoire vraie. C’était mon premier trip sous LSD, en juin 1965, avec ma première épouse, Dana très souffrante, que Dieu ait son âme tourmentée. J’ai vomi, mais je vomissais presque toujours quand je prenais du LSD. C’était toujours bon et mauvais.
Q. Vous avez toujours dessiné des femmes puissantes et fortes dans vos comics. Dans les années 1960, lorsque vous avez commencé à dessiner, les femmes n’avaient pas la position forte dans la société qu’elles ont aujourd’hui. Qu’est-ce qui vous a fait créer ces personnages? Quand vous étiez adolescent, vous étiez attirée par le personnage télé de Sheena : Queen of the Jungle, mais vous avez continué à dessiner ce genre de femme pendant longtemps…
Robert Crumb: En gros, c’est juste une fixation sexuelle à vie sur les grandes femmes fortes. Mais quand j’étais jeune, j’avais des « problèmes de colère » avec les femmes, alors toute cette folie violente est apparue dans les bandes dessinées. Quand je faisais ces bandes dessinées, je n’avais aucune idée de quel but ces bandes dessinées serviraient. Je ne pensais pas à cela, je ne pensais pas à qui était le « public ciblé » de mes bandes dessinées. Je n’ai jamais non plus aspiré à être un caricaturiste grand public avec un public de masse. En fait, j’étais un peu fou. Malgré tout, j’ai eu une sorte de modeste reconnaissance pour mes bandes dessinées folles, à partir de laquelle j’ai fait une modeste vie, complètement sur mes propres termes. wow! Les dieux m’ont souri !
Q. Votre zine Weirdo se focalise sur des individus qui se sentent comme des outsiders. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui se sentent déconnectés de la réalité normale. Peut-être qu’ils pourraient se retrouver en lisant vos bandes dessinées.
Robert Crumb: Peut-être que certaines personnes l’ont fait, je ne sais pas. Au moins, elles savaient qu’elles n’étaient pas seules. Mais le livre le plus vendu que je n’ai jamais fait qui a fait un peu d’argent était le livre La Genèse. En dehors de cela, le public pour mes bandes dessinées était toujours assez restreint. Mes comics sont généralement trop bizarres pour la plupart des gens. La Genèse, en revanche, s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires ! L’éditeur a été totalement étonné. Qu’est-ce qui a rendu mon livre La Genèse différent du reste de mon travail? La réponse est assez simple : c’est la Bible! Et je l’ai fait comme un travail d’illustration directe. Je me suis abstenu de m’en moquer.
Q. Pourtant vous étiez déjà très populaire en France dans les années 70. Vos BD ont été publiées pour la première fois en France par la revue militante Action en 1969. Puis, au début des années 1970, elles ont été publiées par Actuel de Jean François Bizot, qui a popularisé la contre-culture en France. Pouvez-vous me raconter votre première rencontre avec lui ?
Robert Crumb: Tout ce dont je me souviens, c’est que j’étais à Chicago, je crois que c’était en 1969. Je rendais visite à mon ami Marty Pahls là-bas, et Marty vivait dans un appartement au sous-sol sous la rue. Il y avait une fenêtre dans le salon qui donnait sur le trottoir. C’était l’été et il faisait chaud, alors il avait la fenêtre ouverte. Je suis assis là à parler avec Marty, et ce gars grimpe à la fenêtre et se présente : « Salut, je suis Jean-François Bizot de France. » Il a dit qu’il voulait utiliser mon travail dans son nouveau journal de style underground, Actuel. Je lui ai dit que cela me convenait. C’était plus décontracté à l’époque.
Q. Jean-François Bizot était membre du Underground Press Syndicate, il pouvait donc publier gratuitement vos dessins.
Robert Crumb: Oui, il y avait un accord pour que tout le monde dans le syndicat de la presse underground puisse partager les articles de chacun. Il y a eu beaucoup de mon travail à Actuel pendant environ cinq ans. C’était la principale présentation de mon travail en France à l’époque.
Q. Vous ne vous êtes quasiment jamais tourné vers la réalité française moderne, seulement une fois que vous avez réalisé un dessin pour le journal Libération après l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo. Toutefois, dans un ouvrage portant le titre Les As du musette, vous avez fait les illustrations des musiciens français de la première moitié du XXe siècle. Pourquoi vous êtes-vous tourné vers cette période ?
Robert Crumb: J’ai réalisé ces dessins dans les années 1990, il s’agissait d’un petit coffret contenant des cartes de ces accordéonistes. Personne n’était intéressé à les vendre. J’ai vendu plus aux États-Unis aux fans de Crumb qu’en France. C’est un peu fou. Certains de ces musiciens que j’ai dessinés n’avaient jamais été réédités, ils n’ont été enregistrés que sur 78 tours. Une poignée de personnes savaient qui étaient ces gars. Mais comme j’aime les musettes d’antan, j’ai été purement et simplement inspiré à faire les dessins des musiciens. C’était un échec commercial total.
Q. Mais que pensez-vous de la réalité française d’aujourd’hui ?
Robert Crumb: J’ai déménagé en France quand j’avais 47 ans. Donc je ne serai jamais vraiment capable de comprendre ce qui se passe dans leurs têtes comme je comprends les Américains ou l’Amérique. Ma famille, les Crumbs, est arrivée en Amérique dans les années 1600, donc je suis profondément américain. Mais j’aime vivre en France, c’est vraiment un endroit agréable à vivre. La France est nettement plus civilisée que les États-Unis. Les États-Unis restent un pays très sauvage et barbare. Cela rend les choses intéressantes, mais c’est compliqué. Vivre dans ce pays est difficile.
Hommage de Robert Crumb aux dessinateurs de Charlie Hebdo, qui ont été assassinés le 7 janvier 2015. Le dessin a été publié dans Libération en 2015.
Q. Les Etats-Unis nous ont apporté les beatniks et la contre-culture des années 1960, avec la presse libre et le mouvement hippie. Cependant, nous avons déjà vu un déclin de cette culture dans les années 1970. Quelle est, selon vous, la cause de ce déclin ? La déception ou la commercialisation de cette culture, ou autre chose ?
Robert Crumb: Il y a eu une révolution culturelle aux États-Unis dans les années 1960. Et l’ancienne génération ne pouvait pas le croire. Ils pensaient que ces jeunes, les hippies, devaient avoir atterri de Mars ! Ils ne comprenaient pas ce qui se passait avec eux : « Pourquoi tous ces enfants blancs de la classe moyenne jettent-ils toutes ces opportunités que nous avons travaillé si dur pour leur donner? Nous avons grandi pendant la Dépression. Nous avons combattu pour eux, nous avons créé toute cette prospérité matérielle, et ils la jettent à la poubelle. Qu’est-ce qui ne va pas avec eux? » Et cela s’est produit parce que le monde qu’ils nous ont offert était vide, c’était la prospérité matérielle, matériellement confortable. Mais il manquait de substance, et surtout il y avait la menace insensée de l’anéantissement nucléaire.
À la fin des années 1960, de nombreux jeunes voulaient se joindre à la sous-culture hippie parce que c’était… « sexe, drogues et rock and roll ». Cela a commencé avec les beatniks, c’était une position intellectuelle. C’était une aile très gauche, socialiste, le rejet communiste du capitalisme et du matérialisme et de l’impasse nucléaire avec l’Union soviétique. J’ai grandi dans les années 1950 et 1960 en pensant qu’à tout moment, il pourrait y avoir la Troisième Guerre mondiale. Ils pourraient lancer des bombes atomiques sur nous à tout moment. Cela a discrédité la génération de mes parents, parce qu’ils ont accepté cela. Alors, les drogues psychédéliques ont été introduites à grande échelle, avec Timothy Leary et ainsi de suite. Nous avons pris du LSD et nous sommes allés encore plus loin, nous voulions recommencer complètement, retourner à la terre, cultiver notre propre nourriture, recommencer complètement avec un tout nouvel ensemble de valeurs et d’éthique et commencer à partir de zéro. En même temps, le gouvernement et le peuple au pouvoir ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour s’opposer à ce mouvement, pour le renverser, pour le saper de toutes les manières possibles. Les hippies voulaient créer des communes à la campagne et « faire à leur propre manière ». Et ils étaient constamment harcelés par les fonctionnaires et les shérifs locaux et les ministères de la Santé. Vous ne pouvez pas faire cela! Vous ne pouvez pas construire vos propres cabanes! Vous avez besoin de permis de construire! Vous ne pouvez pas simplement aller à la campagne et faire ce que vous voulez. Ce n’est pas permis!
Les drogues avaient beaucoup à voir avec le déclin de la contre-culture parce que les gens voulaient surtout se défoncer et passer un bon moment. Ils ne se souciaient pas du fait s’ils vivaient dans la misère. Il y avait un fort aspect hédoniste de la sous-culture hippie — le sexe et la drogue et le rock and roll. Je me souviens dans les années 70, dans cette commune que nous avons essayé de faire en Californie, où tout le monde était assis en fumant de la dope toute la journée, mais qui était censé faire le travail? On a beaucoup parlé de cultiver notre propre nourriture, mais quelqu’un est censé labourer le sol. C’est une énorme quantité de travail de cultiver votre propre nourriture, elle ne germe pas tout seul. Il faut creuser ces rangées, les planter et les arroser, il faut arracher les mauvaises herbes. Qui va le faire? Les gens voulaient juste se défoncer parce qu’ils étaient surtout des enfants de la classe moyenne. Ils n’avaient pas vraiment la volonté de bosser, tout le monde semblait sentir du genre « nous sommes les belles personnes, nous n’avons rien à faire ». Tout sera réglé d’une façon ou d’une autre parce que nous sommes si beaux et si éclairés. (Moi : ou on peut dire « si spirituellement illuminés. Dans le texte : illuminated)
À la fin des années 1970, il y a eu la montée de la culture punk, qui a manifesté un dégoût complet pour toute la scène hippie. Ils étaient plus jeunes que nous et ils ont compris qu’en fait, le monde est un dur et vous ne pouvez pas survivre en étant juste doux et gentil, assis tranquillement jouant de votre guitare.
Et puis au début des années 1980, c’était la montée des yuppies. Tout ce que voulaient les yuppies c’était de retourner dans le jeu de l’argent, prendre leur éducation au sérieux, retourner à l’école, devenir un avocat, devenir un professionnel, se frayer un chemin dans le monde financier ou démarrer leur propre entreprise. Puis il y a eu l’essor de l’industrie de la technologie, ce qui a mis fin à la contre-culture hippie. Mais le mouvement de contre-culture a eu un effet permanent. Les choses ne sont jamais revenues complètement à ce qu’elles étaient dans les années 1950.
Q. Je crois qu’il y aura toujours des artistes outsiders qui résisteront aux contraintes sociales.
Robert Crumb: Oui, bien sûr. Fondamentalement, une position anti-bourgeois existe depuis que les bourgeois ont commencé à régner avec la Révolution industrielle. La révolution industrielle a engendré un monde basé sur l’argent, ce qui a rendu les gens culturellement extrêmement conservateurs. Dès qu’ils ont enfilé des costumes noirs et des cols très raides, tout a basculé : la musique est devenue très conservatrice et l’art aussi. Alors les gens qui étaient étouffés se sont rebellés contre cela. Ils ont développé une contre-culture de bohème au xixe siècle en Europe, qui était d’ailleurs particulièrement présente en France.
Aujourd’hui, nous avons des parias et des bizarres qui font toutes sortes d’œuvres d’art étranges et démentes. Ils restent isolés et produisent quelque chose de réel. Mais nous avons aussi des artistes qui sont très habiles à faire la « boho dance », les arnaqueurs dans le monde des beaux-arts. Ils vendent leur art pour beaucoup d’argent. Les gens qui produisent leurs propres zines sont conscients qu’ils doivent avoir un autre emploi car ils ne peuvent pas gagner d’argent avec. C’est de là que vient la plupart de l’art intéressant de notre temps, dans cette sous-classe de vrais outsiders. Vous le verrez rarement dans les grandes galeries d’art chic.
Q. À votre avis, existe-t-il un moyen de concilier la liberté d’expression avec la possibilité de gagner sa vie en tant qu’artiste ?
Robert Crumb: J’ai eu de la chance en quelque sorte. Quand j’ai commencé à faire des bandes dessinées, tout tournait encore autour de l’impression traditionnelle, de la distribution, des points de vente au détail. D’une façon ou d’une autre, j’ai réussi à gagner modestement ma vie. Dans les années 1980, nous avons vécu très modestement, Aline et moi. Les éditeurs ne payaient pas beaucoup. Le Weirdo n’apportait pas d’argent. Mais mes œuvres originales ont commencé à devenir précieuses dans le monde des beaux-arts. Je ne cherchais pas à me promouvoir dans le milieu artistique. Le monde des beaux-arts est venu vers moi et voulait vendre mes œuvres originales, et donc elles ont pris la valeur. J’ai très bien vécu sur la vente de mon art original, pas celle des publications, sauf pour La Genèse. C’était le seul livre qui a bien payé, mais sinon mon travail est trop bizarre et excentrique pour le marché de masse.
Q. De toute manière, les artistes qui se consacrent à la bande dessinée underground n’ont pas pour objectif de gagner de l’argent avec. Tout comme pour vous, leur travail est une sorte de connexion avec la réalité ou de construction d’une réalité différente, leur propre réalité.
Robert Crumb: Ce n’est que depuis la Révolution industrielle et la montée de la bourgeoisie que les gens sensibles avaient besoin de faire de l’art de leur aliénation. Cela n’existait pas plus tôt, à l’époque de Bruegel ou de Bosch. Si vous étiez un artiste qualifié en Allemagne dans les années 1500, vous faisiez des estampes populaires, des gravures de paysans vomissant ou une femme attrapant son mari avec une autre femme et le frappant à la tête. C’était un divertissement populaire, ces gars étaient des artisans, ils ne se sentaient pas aliénés. Si vous étiez aliéné à l’époque, vous vous êtes rendu dans un monastère où vous vous êtes assis toute la journée à créer des enluminures pour ces beaux livres illustrés à la main. C’est ce que je ferais si je vivais dans les années 1300, je serais assis dans un monastère en train de faire ces enluminures, les petits motifs floraux ornés autour des lettres.
Q. Aujourd’hui, nous parlons d’ « outsider art » en tant que catégorie artistique à part, mais les artistes « outsiders » ont toujours existé.
Robert Crumb: Bien sûr, il y a toujours eu de l’art cru. Depuis les années 1500, depuis le début de l’imprimerie, il existe tout un genre d’estampes très crues qui sont vraiment fascinantes. Jetez un coup d’œil à cet art étrange créé par un individu excentrique qui vivait en isolement quelque part dans une petite ville en Amérique. Cela n’était même pas considéré comme de l’art. Cela n’avait pas de nom. C’était juste bizarre. En 1971, mon frère Charles a été interné dans un hôpital psychiatrique. Il y a passé un an car il avait essayé de mettre fin à ses jours.
Quand je suis allé lui rendre visite à cet asile public, j’ai remarqué qu’ils avaient un présentoir sur le mur de dessins collés sur des morceaux de papier carnet. Les dessins ont été faits avec des crayons pour enfants ou des stylos à bille ou tout ce qu’ils avaient à portée de main C’était l’un des meilleurs spectacles d’art que je n’ai jamais vu. Vous savez, juste de l’art par des gens fous. C’était génial! C’était authentique, c’était pour de vrai. Ils exprimaient une certaine étrangeté dans leur esprit qui était très révélatrice, très inspirante à voir.
Q. Au fait, l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne à Paris possède un musée où sont organisées les expositions de ses patients.
Robert Crumb: Vraiment ils le font ?
Q. Oui. En même temps, il existe maintenant des musées spécialisés dans ce type d’art. Les œuvres des patients des asiles sont souvent exposées à la Halle Saint-Pierre de Paris, mais il y a également de nombreux autres musées, comme le musée Sammlung Prinzhorn et la collection d’Art Brut de Lausanne.
Robert Crumb: Le souci réside dans le fait que notre société est basée sur l’argent. On ne peut pas créer de manière artificielle de l’outsider art. Les gens essaient de faire ça maintenant parce que c’est à la mode, mais c’est un faux outsider art. Si un fou dans une institution s’adonne à l’art, cela n’est pas en rapport avec l’argent. C’est juste une façon de faire un dessin qui exprime ce cauchemar dans votre esprit. Ainsi, l’outsider art est en quelque sorte une menace pour le milieu artistique. Aujourd’hui, il y a une sorte un concours, les critiques et les galeries qui font la promotion des œuvres d’art pour les rendre plus précieuses, pour les faire valoir de grosses sommes d’argent. Ils échangent des mains contre des millions d’euros, des millions de dollars.
Crédit images: © Robert Crumb / Cornélius
Robert Crumb et Alla Chernetska par Kiki Picasso, d’après la photo de Dominique Cravic, 2023
Je tiens à remercier Dominique Cravic pour son précieux soutien dans la réalisation de cette interview