Figure phare de l’underground français, Olivia Télé Clavel a laissé une trace éclatante sur la scène punk parisienne tout en renversant les conventions de la bande dessinée classique par sa vision psychédélique et mouvementée de la réalité. Connue d’abord comme un membre fondateur de Bazooka, groupe artistique qui a révolutionné le graphisme en France dans les années 1970, Olivia Télé Clavel est toujours restée fidèle à ses personnages, Joe Télé, Matcho Girl et Super Meuf, qui nous emportent dans des aventures imaginaires inspirées de sa vie réelle. Aujourd’hui, ses toiles nous font voyager dans des dimensions parallèles, cachées à notre regard mais qui nous rappellent que la réalité est plus complexe que ce qui s’ouvre à nos sens, comme les comètes, les étoiles et les galaxies, le monde invisible. Dans les tableaux d’Olivia Clavel, se trouve toujours une permanente vibration qui crée le cycle éternel de la Vie dans l’Univers.
La personnalité inclassable d’Olivia Télé Clavel réunit la révolte de la musique punk, les vibrations effrénées des nuits parisiennes au Palace dans les années 1970 et le mysticisme des dimensions parallèles puisées dans l’univers jungien. Mais la vie enfermée dans des cadres bien déterminés n’a jamais intéressé la créatrice de Joe Télé, personnage qui « s’est débranché » pour créer sa propre réalité. S’opposant aux canons de la société traditionnelle, Olivia Télé Clavel a choisi son propre chemin qu’elle n’a cessé d’affirmer tout au long de sa vie.
Q. Ton père, Claude Clavel, était artiste, proche des Situationnistes, ami de Gil Wolman. Quelle a été l’influence de ton entourage familial sur ton choix du chemin artistique ?
Olivia Télé Clavel : Je ne voyais pas mon père souvent, j’ai été élevée par mon beau-père, Philippe Blandin, qui était un mec bien, super gentil. Et Gil Wolman n’aimait pas du tout les punks, il détestait ce que faisaient les Bazooka car il prenait tout au premier degré, il est passé complètement à côté. Ça me plaisait, bien sûr, que mon père soit peintre, je le trouvais même vachement bien, j’allais à ses vernissages à Saint-Germain-des-Prés, mais ce qui me plaisait c’était la bande dessinée. Depuis que j’ai été petite, je lisais les journaux de BD toutes les semaines, Pilote, j’aimais Tintin, mon personnage Télé n’existerait pas sans Tintin. Mes références sont plutôt les bandes dessinées que la peinture.
Q. Et tu as décidé de faire des BD malgré le fait qu’il n’y avait presque pas de femmes dans ce domaine …
Olivia Télé Clavel: Oui, je ne me suis même pas posé la question. Je faisais ce que je voulais ! J’avais envie de faire des BD depuis que j’avais 5 ans.
Q. Quand tu as rencontré Christian Chapiron, Bernard Vidal, Philippe Renault et Jean-Louis Dupré (les futurs membres de Bazooka : Kiki Picasso, Bananar, Lulu Larsen et
Loulou Picasso), tu avais déjà publié tes dessins dans d’autres magazines …
Olivia Télé Clavel : Oui, j’ai commencé à 14 ans. J’amenais mes dessins à Charlie, Métal Hurlant de Jean-Pierre Dionnet, chez Actuel, un dessin dans Pilote. J’allais dans les conventions des bandes dessinées à Paris et comme ça, j’ai fait connaissance avec tous les dessinateurs de bande dessinée que j’aimais. J’adorais pouvoir être dans Charlie. Pendant un an, toutes les semaines, je venais voir Wolinski avec mes dessins. La première fois que je suis venue, il m’a dit : « Va te marier, va faire des enfants ! ». Et, au bout d’un an, il a craqué : « ça va, je les prends tes bandes dessinées ! ». Et Wolinski était un des rares à accepter mes dessins, je me suis très bien entendue avec lui et je le remercie. Mais le premier à publier mes dessins, ça a été Actuel, Bizot m’a prise tout de suite. Même si ce n’était pas un journal de bandes dessinées, ils avaient une autre vision et, comme ils étaient tous des fumeurs de joints, c’était assez cool. Et puis, à la fin des années 1970, il y avait un journal, Ah ! Nana, fait par la femme de Jean-Pierre Dionnet, il y n’avait que des filles qui dessinaient dans ce journal. D’ailleurs, ils sortent en ce moment une version américaine de Ah ! Nana.
Actuel, 1974, N°39
Actuel, 1975, N°51
Q. Pourquoi as-tu décidé de te lancer dans l’aventure de Bazooka avec tes copains des Beaux-Arts ?
Olivia Télé Clavel : À l’époque, on entrait aux Beaux-Arts juste sur dossier, on montrait nos dessins, c’est tout. J’y étais déjà depuis un an quand je les ai rencontrés et on a décidé de faire des journaux. C’était assez ennuyeux aux Beaux-Arts, on devait faire des nus et autres cours trop classiques. Je trouvais que Kiki, Bernard, Lulu et Loulou étaient marrants, car les autres étaient très sages. Eux et moi, on voulait faire des journaux et, comme disait Kiki, « foutre la merde ». On était dans le même état d’esprit, des artistes anarchistes. On amenait nos bandes dessinées dans les journaux, mais vu que tous les journaux étaient super classiques, tous nous détestaient …
Q. Mais vous avez, quand même, publié dans plusieurs journaux …
Olivia Télé Clavel : Oui, avant Libération, nous avons publié dans quelques journaux, comme Surprise de Willem, on a été invités à faire des dessins pour Bien dégagé sur les oreilles. Puis on a commencé à faire des dessins pour Libération.
Surprise, 1976, N3
Bien dégagé sur les oreilles, 1975
Il y a eu d’abord Lulu qui publiait dans Libé, puis c’est Serge July qui nous a invités, les autres n’aimaient pas du tout. Et je trouvais ça bien de faire des dessins sur l’actualité, même si c’était plus le style de Bazooka que le mien, mais c’était une très bonne idée. Donc, je continuais d’apporter mes dessins dans les autres journaux, comme L’Écho des savanes, Charlie, Métal Hurlant. J’ai fait une couverture pour Le Nouvel Observateur. Mais à part mes dessins personnels, on publiait ensemble avec d’autres Bazooka dans les journaux aussi.
L’echo des Savanes N°37, 1977
Gaie presse, N°3-4, 1978
Hara Kiri, N°213, 1979 : Olivia Télé Clavel et Elli Medeiros (Stinky Toys)
Charlie Mensuel, N°127, 1979
Q. Au début de 1975, Bazooka production publie son deuxième journal, Loukhoum Breton et c’est toi qui as proposé ce titre. Pourquoi « Loukhoum Breton » ?
Olivia Télé Clavel : « Loukhoum » c’est plutôt par rapport au hachich qui venait du Maroc, « breton » parce que ça allait bien ensemble, tout le monde en France fumait le hachich du Maroc à l’époque.
Loukhoum Breton (Bazooka Production), 1975
Q. Après il y a eu le Bulletin périodique n°1, avec ton dessin sur la couverture intitulé « De l’amateur de plein air ». D’où vint l’idée de ce dessin et du titre ?
Olivia Télé Clavel: On mettait des titres banals mais le contenu était provocateur. C’était un numéro punk avant le punk, parce que les punks n’aimaient pas la campagne, ils préféraient les villes, les appartements.
Je voulais créer l’impression que dans un appartement c’était dehors, car, dans le dessin de la couverture, il y a un appartement avec des tuyaux etc. mais on avait l’impression que c’était en plein-air. Et, dans cet appartement, il y avait la télé qui s’était débranchée et qui était allée vivre sa vie toute seule.
Bulletin périodique n°1 (Bazooka Production), « De l’amateur de plein air », 1976
Q. Au départ, dans Bazooka, il y avait aussi Dominique Willoughby, Spot et plusieurs autres. Pourquoi, à ton avis, le groupe s’est réduit à toi, Kiki, Loulou, Lulu et Bernard ?
Olivia Télé Clavel : Willoughby a pris une autre direction, vers le cinéma. Lui et Spot ont participé aux premiers numéros. Après il y a eu Jean Rouzaud qui a été avec nous un certain moment et ti5dur qui est resté dans Bazooka jusqu’au bout.
Activité sexuelle normale (Bazooka Production), 1976 : Jean-Louis Dupré (Loulou Picasso), Christian Chapiron (Kiki Picasso) et Dominique Willoughby par Olivia Télé Clavel
Q. Quand le personnage de Joe Télé est-il né ?
Olivia Télé Clavel : Avant notre période punk, vers 1975, je crois, mais il était différent, avec les tuyaux … après il a changé. Je ne me sentais ni garçon, ni fille, donc j’ai créé ce personnage qui était ni fille, ni garçon. Je ne voulais pas faire un humain mais le personnage de Joe Télé n’est pas une machine non plus. C’est une télé qui voulait vivre sa propre vie, comme moi qui voulais vivre comme je voulais.
Q. À l’époque, ton poste de télé était tout le temps allumé, tu la regardais non-stop. Est-ce que ton personnage s’est révolté pour créer sa propre version de la réalité et pas celle imposée par les médias ?
Olivia Télé Clavel : Oui, pour créer sa propre réalité. On était tout le temps avec Kiki, Lulu, j’habitais avec Loulou, la télé était tout le temps allumée mais sans son. De toute façon, il y avait beaucoup moins de programmes qu’aujourd’hui. Donc, il n’y avait que l’image et cette l’image était toujours différente, tout comme Bazooka, qui travaillait avec tout un tas d’images différentes.
Q. En même temps, la tête écran donne à Joe Télé, mais aussi à d’autres personnages, une allure robotique, et pourtant ils sont très humanisés, ce ne sont pas des machines. Est-ce que, à l’époque où tu as créé ton personnage Télé, tu t’intéressais aux théories sur les médias, comme celle de Marshal McLuhan, comme celles des prolongements technologiques du corps humain ou celle de Norbert Wiener pour qui c’était une invention purement spontanée et personnelle ?
Olivia Télé Clavel : Non, je ne connaissais même pas, ça devait être un état d’esprit qui était présent à l’époque. Mais mon idée était plutôt la « télé trans », entre deux sexes ; je suis moi-même une Trans Télé. La société dit qu’il faut toujours être soit une fille qui obéit, soit un garçon matcho, donc j’ai choisi d’être la Télé, un être humain différent. D’ailleurs, aujourd’hui, beaucoup de gens de la jeune génération disent aussi qu’il n’y a pas de sexe défini, ils se sentent entre les filles et les garçons. Et la Télé, c’est un peu leur grand-père/grand-mère.
Q. Mais pourquoi la Télé ? Parce que c’est une réalité parallèle où tout est possible ?
Olivia Télé Clavel : Oui, oui, d’ailleurs tout est possible. D’ailleurs j’aime beaucoup la science-fiction, surtout Philip K. Dick. Mais quand j’étais adolescente, à part les BD et la science-fiction, j’ai aussi pas mal lu Baudelaire, Arthur Rimbaud, Desnos, Jean Genet – son poème « Le Condamné à mort», c’est très beau. Et j’aimais beaucoup Marcel Proust.
Q. Donc, tu as des sources d’inspiration très hétéroclites : d’une part, la littérature populaire, d’autre part, la littérature classique.
Olivia Télé Clavel : Oui, je n’étais pas très bonne élève à l’école, mais j’ai été branchée sur la littérature, la poésie et surtout la bande dessinée.
Q. Et quelles étaient tes bandes dessinées préférées ?
Olivia Télé Clavel : Tintin, Spirou, les BD classiques, et après il y a eu les bandes dessinées américaines, Crumb, Le Chat de Fat Freddy et Les Freak Brothers de Shelton et tout ça. Je trouvais Crumb très bon dessinateur, même si certaines de ses histoires sont, quand même, assez misogynes, mais il dessine sûrement très bien.
Q. À l’époque, quand tu as commencé à publier tes premières bandes dessinées, celles-ci étaient très décalées par rapport aux bandes dessinées classiques. Qu’est ce qui t’a poussée à sortir des conventions des bandes dessinées traditionnelles ?
Olivia Télé Clavel : Je ne faisais jamais de cases droites avec la règle. Je faisais juste comme je voulais, ça n’était pas fait exprès. Et c’est sûr que beaucoup de journaux n’ont pas pris mes bandes dessinées parce qu’ils n’aimaient pas du tout, ils ne comprenaient rien. Mais ça ne m’a pas empêchée de faire ce que je voulais faire. Ça ne m’intéressait pas de faire une bande dessinée classique. Souvent, quand je faisais des bandes dessinées, je ne connaissais pas la fin. J’avais une idée mais pas ce qui allait se passer après, l’histoire venait en dessinant. Bazooka était plus politique, mais j’aimais bien aussi travailler sur les nouvelles qui venaient.
Un Regard Moderne, N°1, 1978
Cécile Bombeek/ quarante-cinq ans/connue sous le nom de sœur godfrida/ infirmière-chef d’un hospice belge/ vient d’être inculpée du meurtre de trente vieillards/ elle les étouffait ou les piquait à l’insuline /parce qu’ils l’empêchaient de dormir la nuit/ elle les volait pour se payer les restaurants de la côte belge/ elle était morphinomane / les autres infirmières avaient peur de travailler avec elle car elle était obsédée sexuelle
Q. D’abord tu as utilisé un pseudonyme, « Electric Clito », à quel moment as-tu changé pour « Joe Télé » ?
Olivia Télé Clavel : C’est Kiki Picasso qui utilisait le pseudonyme « Electric Clito », et après on signait tous les deux comme ça. Mais c’était sur le moment. Et « Joe Télé », c’était tout au début quand j’ai commencé à dessiner ce personnage. Je l’ai appelé « Télé » parce que c’était une vraie télé, et Joe parce que c’était un nom simple, sans référence particulière.
Q. À part Télé, tu t’appelais aussi « Matcho girl », d’ailleurs tu as publié le livre Matcho girl (Les aventures de Télé). Pourquoi voulais-tu toujours t’identifier à tes personnages et apparaître dans tes propres histoires ?
Olivia Télé Clavel : Oui, Matcho girl , ça a été mon premier livre aux Éditions Dernier terrain vague, par Daniel Mallerin. Je trouve que c’est normal de vouloir s’identifier à ses personnages, raconter des histoires inventées, j’ai mis dedans les gens que je connaissais, aussi mes histoires avec des filles.
Texte de Philippe Manoeuvre sur Matcho Girl, accompagné d’un dessin d’Olivia Télé Clavel
Q. À travers le personnage de « Matcho girl », tu transmets aussi ton engagement féministe, la volonté de rompre avec les conventions sociales qui attribuent aux femmes un rôle bien défini …
Olivia Télé Clavel : Oui, bien sûr, Matcho girl, c’est un peu pareil que Joe Télé, ce n’est pas une fille telle que la société la définit.
Q. Après Joe Télé et Matcho girl, tu inventes un autre personnage, « Super Meuf ». Comment est-elle apparue ?
Olivia Télé Clavel : Je voulais faire un autre personnage plus rigolo, moins agressif. Mais Joe Télé est un peu sentimental quand même. Super Meuf se la pète grave, comme les mecs parfois.
Q. Quelle est la différence majeure entre Super Meuf et Matcho Girl ?
Olivia Télé Clavel : Je les ai faites à des époques différentes, Matcho girl c’était bien avant, et l’album Super Meuf est sorti en 1997. Mais pour le livre, on a repris mes vieilles bandes dessinées qui ont été faites avant 1997. Toutes les deux, Super Meuf et Matcho Girl, elles sont dures à cuire, mais Super Meuf c’est une femme, y a toujours un signe féminin qui est à côté d’elle (le rond avec la croix).
Q. Parmi tes premiers personnages, il y avait aussi les personnages creux …
Olivia Télé Clavel : Parce que je trouve qu’il y a pas mal de gens creux.
Matcho girl (personnages creux)
Q. Pourquoi ton personnage Télé se retrouve-t-il au Royaume des ombres (album Télé au royaume des ombres) ?
Olivia Télé Clavel : Les ombres, c’est une autre dimension qui est tout près de toi.
Q. Tu animes les ombres qui vivent séparément des personnages, tout en restant collées à eux … Parfois les ombres sont complètement différentes des personnages, trop petites ou démesurées par rapport à eux.
Olivia Télé Clavel : Oui, les ombres sont vivantes dans ce livre (Télé au Royaume des ombres), comme dans mes bandes dessinées actuelles, d’ailleurs. Même les animaux préhistoriques dans mes BD ont leurs ombres. Les ombres, c’est toi et en même temps c’est ce que tu caches
Q. En fait, tu veux dire que nous avons notre vie sociale et puis, il y a notre vie intérieure et souvent nous sommes différents dans l’espace social de quand on reste avec soi-même. Finalement, nous avons tous une double personnalité.
Olivia Télé Clavel : Oui, tout à fait. Il y a aussi dans le livre des microphones qui suivent les personnages partout, qui les écoutent. On est devenus paranos car tout le monde nous écoute tout le temps. En même temps, c’est théâtral, on a l’impression d’être sur scène, on est tout le temps en train de se montrer, de se représenter en public.
Q. Donc, on est toujours obligé de jouer « son » rôle …
Olivia Télé Clavel : Oui, oui. Tandis que l’ombre, c’est le côté plus mystérieux de soi.
Q. Le côté qu’on garde pour soi ; et pour les autres, on joue un rôle de personnage.
Olivia Télé Clavel : Oui, c’est ça.
Q. Dans tes dessins, il y a aussi pas mal de tuyaux qui sortent de partout …
Olivia Télé Clavel : Les tuyaux sont organiques, ils sont comme un estomac, des organes …
Q. Comme le fil de Télé qu’il a arraché comme un cordon ombilical quand il s’est débranché.
Olivia Télé Clavel : Oui, pour vivre sa propre vie. Dans mes dessins il y a des petits poissons sous l’eau, des animaux préhistoriques, des microbes, comme ici dans Télé au Royaume des ombres, qui vivent leur propre vie. L’eau et l’air se mélangent car tout est le même univers.
Q. Effectivement, les gens réduisent le monde à leur propre univers, l’Homme s’est approprié la Terre et pense qu’elle est à son service alors qu’on partage le même monde avec d’autres êtres vivants.
Olivia Télé Clavel : Oui, il y a toutes sortes de vie qu’on ne veut pas voir, le monde est beaucoup plus large et riche.
Q. Toi tu étais la première des Bazooka à s’intéresser au punk. Est-ce que tu te rappelles ce qui t’a interpellé pour la première fois dans le punk ? Comment s’est passée ta transformation et ton auto-identification comme punk ?
Olivia Télé Clavel : J’aimais Patti Smith, mais elle n’a jamais été vraiment punk. Elle était américaine alors que le vrai punk était anglais. On écoutait beaucoup de musique et, bien sûr, on écoutait les Sex Pistols, The Clash etc. Avant, j’aimais bien les groupes hippies mais après, ce n’était plus intéressant, les rebelles punk c’était plus marrant. Bazooka c’était ça aussi, on était rebelles, différents des autres.
Quand j’avais dix ans, j’ai été scoute catho de France et la seule fois que je me suis battue, que je me suis fait casser la gueule, c’est quand j’ai été scoute catho, j’avais un œil de toutes les couleurs : bleu, jaune, rouge. Quand j’ai été punk, jamais … on s’engueulait mais je ne me suis jamais battue.
Q. L’attitude punk correspondait à ta personnalité. Qu’est ce qui a changé pour toi quand l’époque du punk est arrivée ?
Olivia Télé Clavel : C’était la suite de ce que nous étions déjà. Mais on n’était pas comme les punk anglais, les punks français étaient très snobs, chics, allaient au Palace, aux Bains Douches. En Angleterre, c’était plus politique. Mais ça me plaisait, on se le jouait un peu dur à cuire aussi.
Edwige ou Edwige Belmore, figure phare punk par Olivia Clavel
Libération, août 1977, Edwige par Olivia Télé Clavel (article sur le premier festival punk en Europe à Mont de Morsan)
Q. Philippe Manœuvre a écrit dans New Musical Express en 1979 que Bazooka était le seul vrai groupe punk français. D’ailleurs, le punk ça va au-delà de la musique, c’est aussi l’attitude, la façon d’être, le graphisme. Pourtant, on mettait toujours plus l’accent sur la musique et la mode. Mais vous, Bazooka, vous avez créé le graphisme punk, et, en plus, chacun dans son style particulier. Qu’est ce qui t’a inspirée pour ton style punk, tes dessins de musiciens punks, qu’on voit déjà dans Bulletin Périodique N5 et 6 ?
Olivia Télé Clavel : Oui, le punk c’est l’état d’esprit, mais on était déjà avant dans cet état d’esprit quand même. Et on était très branchés musique, on dessinait en écoutant de la musique. Et puis, il y a eu une évolution dans mon dessin, je suis devenue plus sûre de moi-même, de ce que je faisais.
New Musical Express, 6 janvier 1979 : dessins d’Olivia Télé Clave (Stinky Toys, Les Lou’s,Métal Urbain, Loulou Picasso (Dogs) et Lulu Larsen (Starshooter)
Q. Quand tu faisais tes dessins de musiciens, tu décalquais à partir de photos ?
Olivia Télé Clavel : Quand on travaillait à Libération il fallait faire les dessins en 2-3 heures. Donc les photos permettaient d’aller vite. Je choisissais des photos qui correspondaient à ce que je voulais. Et puis je changeais la photo avec mon dessin. Même si la photo était la base, le résultat n’était pas du tout pareil. C’était d’ailleurs pour ça que les photographes de Libé nous détestaient.
Q. Et tout en décalquant, vous tous gardiez votre style …
Olivia Télé Clavel : Oui, tout à fait, on avait chacun notre propre style.
Dessin d’Olivia Télé Clavel dans Libération, 1977
Q. Quels groupes as-tu dessinés ?
Olivia Télé Clavel : J’ai dessiné Lou Reed du Velvet Underground, Sex Pistols, en France les Stinky Toys, la pochette de disque d’Asphalt Jungle (avec Loulou Picasso), il n’y avait pas tant que ça de groupes punk français, mais avec les Stinky Toys on était amis. C’est moi qui sortais le plus au Palace etc., j’ai fait plein d’amis comme ça, en allant dans les boites de nuit. Loulou, Kiki allaient aux concerts mais les boites ne les branchaient pas trop.
Stinky Toys par Olivia Télé Clavel
Stinky Toys et Johnny Rotten par Olivia Télé Clavel, dans Bulletin Périodique (Bazooka Production) N°5-6, 1977
Q. Dans les années 1970, à l’époque de Bazooka, vous étiez proche de Marc Zermati.
Olivia Télé Clavel : Oui, on a fait des pochettes pour sa maison de musique Sky Dog Records. On était très amis, je l’aimais beaucoup, il a fait des trucs vachement bien avec son label. À l’époque, les pochettes de disques étaient assez classiques, pas intéressantes, et lui, il était plus évolué, il nous a demandé de faire les pochettes alors que pas beaucoup de monde aimait Bazooka.
Asphalt Jungle, pochette d’album Planté Comme Un Privé par Olivia Clavel et Loulou Picasso
Q. Tu étais très amie avec Alain Pacadis, que tu côtoyais non seulement dans les boites de nuit, mais aussi à Libération où il avait sa chronique hebdomadaire « White Flash » à partir de novembre 1975.
Olivia Télé Clavel: Oui, c’était un super ami. Il était assez destroy, et on s’entendait bien. Une fois je l’ai sauvé de l’overdose. Il n’était pas apprécié par les autres journalistes de Libération, à part quelques-uns. On s’est reconnus entre nous.
Olivia Télé Clavel avec Alain Pacadis, fin des années 1970
Q. Tu voulais jouer dans un groupe de musique ? je sais que tu apprenais à jouer de la guitare, pourquoi est-ce que tu as vite abandonné cette idée ?
Olivia Télé Clavel : J’ai été dessinatrice avant tout mais c’est vrai que, quand je regarde des photos de nous à l’époque, on faisait assez look d’un groupe de musique. On était le GROUPE, mais de dessinateurs.
Dessin d’Olivia Télé Clavel (Olivia Télé Clavel, Loulou Picasso et Kiki Picasso) dans New Musical Express, 6 Janvier, 1979
Q. Vous partagiez avec les autres Bazooka le même appartement. Plusieurs personnes racontent qu’il y avait une ambiance particulière chez vous, très rock n roll. Dans notre récente interview, Philippe Manœuvre a dit qu’ « Il y avait une vibration incroyable dans l’appartement ». Peux-tu parler de votre vie commune, le travail commun, les habitués qui vous rendaient visite …
Olivia Télé Clavel : On a habité dans plusieurs appartements, d’abord dans le 20e, puis au métro Temple et, à la fin, avenue du Général Leclerc. On était sur la même longueur d’onde, il y avait aussi Dominique Fury qui habitait avec nous, et plein d’amis qui passaient tout le temps.
Olivia Télé Clavel avec Dominique Fury
Portrait de Maria Schneider par Olivia Télé Clavel / photo de Dominique Fury et Olivia Télé Clavel dans Un Regard Moderne, N°4
Bulletin Périodique, N1, 1976, double portrait d’Olivia Télé Clavel et Kiki Picasso par Kiki Picasso et les dessins d’Olivia Clavel
Olivia Télé Clavel par Loulou Picasso dans Un Regard Moderne, N3, 1978
Q. Quand Bazooka s’est dissout, comment as-tu trouvé ton propre chemin artistique ?
Olivia Télé Clavel : J’ai continué à faire des bandes dessinées, à Métal Hurlant et ailleurs, ce que je faisais déjà.
Olivia Télé Clavel se fait tatouer, dans Métal Hurlant, N°89, 1983
Télé et la mode, Métal Hurlant, Spécial Mode, N°96, 1984
Q.Tu as publié tes dessins dans Siné Madame récemment, en 2019.
Olivia Télé Clavel : C’est la femme de Siné qui l’a fondé, j’aimais bien Siné, mais le magazine n’a existé qu’une année.
Q. Après Bazooka, tu as fait une pochette des Rita Mitsouko, de Sapho et un clip pour Brigitte Fontaine.
Olivia Télé Clavel : Oui, j’ai fait leur 45 tours et c’était avant Marcia Baila, c’était Don’t forget the nite. Et avec Brigitte Fontaine, je me suis super bien entendue, on était proches amies. Elle est géniale. Les gens avaient peur d’elle car elle disait des choses bizarres et moi je l’adorais, elle est très intelligente. Et elle est une vraie poète, même son personnage est poétique. Donc j’ai fait son clip, Le Nougat. Et puis, il y avait Jean François Coen pour qui j’ai fait une pochette aussi, il n’est pas très connu, mais il avait du talent.
Les Rita Mitsouko, Don’t forget the nite, 1980 Sapho, 1980
Brigitte Fontaine, Le nougat, 1990
Q. Quand et pourquoi as-tu commencé à faire de la peinture ?
Olivia Télé Clavel : C’était dans les années 1980 / 1990. Je voulais faire les cases des bandes dessinées en grand. Et je suis passé à l’acrylique, couleurs fluo, j’aime bien quand ça flashe, bien fort.
En plus, la bande dessinée n’a jamais vraiment beaucoup évolué, il n’y avait pas tant de journaux qui voulaient de moi. Maintenant je ne lis presque pas de bandes dessinées, moi qui les ai tant lues ! Mais ce que je vois passer, c’est très classique.
Q. Je trouve qu’il y a un côté psychédélique dans tes œuvres.
Olivia Télé Clavel : Oui, tout à fait, peut être mon côté hippie. Mais c’est lié à la dope, on prenait de l’acide, ça fait partie de ma culture.
Q. À ton personnage à la tête de télé s’ajoutent des personnages-arbres en tout cas des arbres anthropomorphes qui ont des têtes et des bras. Quand et comment ces derniers personnages apparaissent-ils ?
Olivia Télé Clavel : Parce que tout est vivant…
Q. Tu es inspirée par Carl Gustav Jung, dans tes œuvres tu lui rends hommage. Qu’est-ce qui t’intéresse dans l’univers jungien ? Depuis quand t’intéresses-tu à sa personnalité et à ses théories ?
Olivia Télé Clavel : Il y a 5 ou 7 ans. Au début, il était l’élève préféré de Freud, mais après ils ne se sont plus entendus parce que Jung était trop mystique. Il faut lire ses mémoires, il sortait de son corps, il allait dans l’espace, c’est génial ! J’ai fait une peinture de Carl Gustav Jung et Philip K.Dick (auteur de science-fiction) que j’aime aussi beaucoup, qui se tire le Yi Jing sur mon tableau.
Parmi tous les Bazooka, il y a que moi qui s’intéresse aux esprits, aux fantômes, aux autres mondes, aux autres dimensions.
Q. Pourquoi as-tu réuni Jung et K.Dick dans le même tableau ?
Olivia Télé Clavel : Ils étaient tous les deux branchés sur le Yi-King et sortaient de leurs corps tous les deux pour aller dans l’espace.
Jung et K.Dick, 2018
Q. Et pourquoi cet intérêt pour les médiums et le mysticisme ?
Olivia Télé Clavel : Sans parler de la religion, que je n’aime pas, c’est mon côté mystique que j’ais depuis toujours.
Pour moi, il y a un autre monde quand on meurt. C’est une dimension parallèle pour de vrai, pas imaginaire comme dans la science-fiction. Ce sont des mondes qu’on ne voit pas. Puis les punks ne sont pas branchés sur les médiums tout court …
Q. Mais toi, tu as toujours été atypique, tu n’as jamais voulu t’inscrire dans des cases : « si on est punk, on doit correspondre de A à Z à cette culture … ». L’esprit punk correspondait à ta personnalité, mais tu as la tienne propre, tes propres idées, et c’est toi qui crées tes propres règles.
Olivia Télé Clavel : Oui, tout à fait ! Comme mes cases de BD, elles ne sont jamais droites, jamais faites à la règle !
Q. Il y a longtemps, tu as été impressionnée par un livre de préhistoire que ta mère t’a offert et tu as commencé à dessiner des animaux préhistoriques. Pourquoi as-tu adopté ces personnages ?
Olivia Télé Clavel : Oui, on rencontre dans mes dessins plein d’animaux préhistoriques, ils parlent mais ils ne disent que des poèmes d’Arthur Rimbaud, ils citent Proust, ce sont des animaux préhistoriques très intellos.
Q. La sagesse des ancêtres …
Olivia Télé Clavel : Oui, exactement, c’est la sagesse des ancêtres. Et puis il y avait un copain de Télé, un lézard.
Métal Hurlant, N°45bis, 1979 (Joe Télé avec son ami lézard)
Q. Qu’est-ce que ces animaux préhistoriques apportent dans le monde contemporain où tu les envoies ?
Olivia Télé Clavel : Ils rappellent aux gens qu’il ne faut pas oublier le passé.
Q. Avant, tes personnages déambulaient dans l’espace urbain, dans les salles de concert. Maintenant, on les voit le plus souvent dans la nature ou ils voyagent carrément dans une autre dimension. Qu’est-ce qui les a amenés à changer de milieu ?
Olivia Télé Clavel : Je suis parisienne, j’ai toujours vécu dans la ville, je n’étais pas du tout branchée sur la campagne, mais maintenant j’adore la campagne, on respire bien, il y a des animaux.
Q. Mais, au-delà de ces escapades dans la nature, tes personnages partent dans une autre dimension. Tu les fais voyager dans cette dimension invisible dont on a parlé ?
Olivia Télé Clavel : Absolument. Pour moi, il est évident qu’il y a des mondes parallèles où on peut découvrir plus de choses extraordinaires que dans la vie ordinaire.
Q.Tes personnages actuels se déplacent soit par le train, soit dans un véhicule, une sorte de van. Pourquoi as-tu choisi ces moyens de transport pour les aventures de tes personnages ?
Olivia Télé Clavel : Ah oui, il y a mon bus cosmique, c’est bien pour aller dans l’espace, c’est bien d’être protégé dedans. Il y a aussi un cerf, comme dans le conte La Reine des neiges, qui accompagne la fille dans le royaume de la Reine des neiges. C’était mon conte préféré.
Q. La reine des neiges était une femme inaccessible qui vivait dans son royaume lointain, c’est pourquoi le cerf, dans tes tableaux, nous amène vers des dimensions inaccessibles ?
Olivia Télé Clavel : Exactement !
Q. Et, pour visiter ces dimensions parallèles, le bus cosmique doit aller absolument dans l’espace ?
Olivia Télé Clavel : Non, pas forcément, parce que ce bus voyage aussi sur Terre, mais il peut voler. Et il est conduit parfois par un Japonais, car moi, de toute façon, je n’ai pas de permis de conduire.
Q. Qu’est-ce que tes personnages cherchent dans l’espace qu’ils ne trouvent pas sur Terre ?
Olivia Télé Clavel : Jung a fait un rêve où il s’est retrouvé dans l’espace, peut être que ça vient de ça. Et puis, mes personnages veulent découvrir les autres mondes, il n’y a pas que la Terre.
Q. Quand on pense à l’Univers, ça ouvre l’esprit, mais les gens ont souvent tendance à ne remarquer que ce qui les entoure.
Olivia Télé Clavel : Oui, il y a beaucoup de choses qui sont vivantes et qu’on ne connait pas. D’ailleurs, tu as vu que je mets souvent sur les réseaux sociaux des photos de l’espace, de la Nasa ou autres. Et j’aime bien ce Français, Thomas Pesquet, qui vole dans l’espace, très enthousiaste, il communique beaucoup, il a été deux fois dans l’espace. Très sympathique, il fait un peu Tintin.
Q. Le sol est souvent avec des motifs qui rappellent des écrans ou des fenêtres. Peut-être parce qu’on peut pénétrer dans une autre dimension, même à travers le sol ?
Olivia Télé Clavel : Pour moi, la maison aussi est vivant, ça bouge et ça craque et ce sont des fenêtres qui s’ouvrent aussi dans les autres dimensions.
Q. Dans tes dernières œuvres, les personnages sont portés par un fleuve, cela me fait penser à ta façon de travailler. Quand tu dessines, tu es portée par l’énergie du moment, tu ne sais pas dans quelle direction tu vas mais tu improvises au fur et à mesure que tu dessines.
Olivia Télé Clavel : Oui, je n’écris pas les scénarios à l’avance, j’invente au fur et à mesure, comme Gir, que je connaissais très bien, il a fait Blueberry, mais quand il signait Moebius, c’était de la science-fiction. C’était notre point commun de travailler de telle façon, en improvisant …
Q. Donc tu ne connais pas la fin de ton histoire quand tu dessines …
Olivia Télé Clavel : D’habitude, celui qui dessine sait qui est l’assassin, alors que moi, il faut que je le trouve en même temps que je dessine.
Q.Tu étais proche ami de Pascal Doury, d’Elles sont de sortie. Vous avez collaboré à partir de 1985. Comment avez-vous fait connaissance ?
Olivia Télé Clavel : Pascal Doury et Bruno Richard sont venus montrer leurs dessins à Bazooka mais on ne les a pas voulus, même si je trouvais leur travail vachement bien. Ils ont commencé peu après Bazooka. Pascal Doury, pour moi, est un de meilleurs dessinateurs du monde. Nous étions des fans l’un de l’autre avec Pascal, c’est comme ça que nous avons commencé à dessiner ensemble. Il est mort très jeune, et sa femme et sa fille aussi. Je l’ai connu quand il travaillait à Libération, il faisait la maquette mais après, avec l’arrivée des ordinateurs, il ne voulait pas les utiliser pour faire la maquette, donc il est devenu gardien de nuit à la Libé. Il dessinait ultra vite, c’était un génie, il y a plein de détails.
Œuvre commune d’Olivia Télé Clavel et Pascal Doury
Q.Vos styles sont très différents, le style de Doury est plus géométrique et, dans tes dessins, il y a pas mal de courbes. Peux-tu parler de votre travail commun ?
Olivia Télé Clavel : Nous avons dessiné ensemble, on a fait des peintures. Parfois, c’est lui qui commençait le dessin, parfois c’était moi et on improvisait, jamais de thème prédéfini, on travaillait sur ce qui venait sur le moment parce que les idées viennent en dessinant. Et nous avons eu des expositions communes.
Télé par Pascal Doury
Q. Dernière question : sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Olivia Télé Clavel : Je travaille sur une bande dessinée pour Métal Hurlant, qui va sortir en octobre.
Galerie Frédéric Roulette, qui présente le travail d’Olivia Télé Clavel depuis 20 ans, prépare une exposition de ses derniers dessins pour la sortie d’un nouveau numéro de Métal Hurlant dans l’espace de la galerie au 2, avenue de Messine pour le 9 octobre 2023.
Une grande rétrospective des œuvres d’Olivia Télé Clavel est en préparation dans le cadre de la Galerie Frédéric Roulette Hors les Murs à l’Atelier Basfroi au printemps 2025