L’interview a été publiée pour la première fois dans ASUD N°65
Dans l’atelier de Gilbert Shelton à Paris. Photo par Alla Chernetska
Né en 1940 à Dallas (Texas), Gilbert Shelton débute en tant que dessinateur dans la presse étudiante. Pour le journal satirique Texas Ranger, il crée en 1961 un personnage, Wonder Warthog (Merveilleux phacochère), en parodiant les super-héros comme Superman et Batman. Il crée en 1964 un fanzine autoédité, Austin Iconoclastic Newsletter, où il publie la bande dessinée « Adventures of Jesus » de Frank Stack, qui est considérée comme la toute première bande dessinée underground. En même temps, ayant envie de participer à la cause de la gauche, Shelton s’engage à dessiner pour un journal non-conformiste, The Rag d’Austin, donnant de l’allure à des journaux ternes et peu attirants.
Engagé en 1967 en tant que directeur artistique par Vulcan Gas Company (célèbre salle de concert de rock psyché à Austin), Gilbert Shelton assiste un soir à une double représentation programmée par celui-ci, des Marx Brothers et des Three Stooges. C’est une révélation. Inspiré par ces humoristes, Shelton décide de créer ses propres personnages. À la base, il s’agit seulement de réaliser un court-métrage « Texas Hippies March on the Capitol », le dessin dans The Rag servant de publicité au premier. Finalement, c’est le dessin qui a eu le plus de succès. Sa première bande dessinée dédiée aux aventures des Freak Brothers apparaît pour la première fois l’année suivante dans l’album « Feds ‘N’ Heads » auto-édité avec un tirage de 5 000 exemplaires, mais déjà à San Francisco…
En effet, à l’époque, plusieurs dessinateurs des bandes dessinées underground ont déménagé à San Francisco, et Shelton s’y installe aussi en 1967. Ses amis de l’université, Fred Todd, Dave Moriarty et Jack Jackson le rejoignent et, en 1969, ils créent ensemble Rip Off Press dans le but d’imprimer des affiches des concerts. Peu expérimentés dans ce métier, ils se rendent vite compte que les bandes dessinées marchent beaucoup mieux. Entretemps, les comix des Freak Brothers commencent à prendre du volume. En 1970, Gilbert Shelton décide de les publier comme un livre à part chez Rip Off Press.
Au début, la maison d’édition Rip Off Press vendait The Fabulous Furry Freak Brothers dans les head shops, ces magasins qui vendaient du matériel pour les fumeurs de cannabis.Quand la police y a découvert le comix, elle l’a pris pour de la propagande pour la marijuana. Les head shops ont arrêté de le vendre. Parallèlement, les premiers magasins de comics sont apparus à la fin des années 1960. En cas de problèmes, les vendeurs cachaient les comix sous le comptoir.
Le début du comix a amené Gilbert Shelton à publier dans plusieurs magazines, partout dans le monde. En France, ses comix ont été publiés pour la première fois dans Actuel, puis par Fluide Glacial, Charlie Mensuel, L’Écho des savanes et plusieurs autres. Dans les années 1980, Gilbert Shelton quitte les États-Unis pour vivre en Espagne, puis pour s’installer en France où il vit jusqu’à aujourd’hui.
Faisant le portrait de la société américaine en plein essor de la consommation de marijuana dans les années 1960, Gilbert Shelton est connu non seulement des hippies de San Francisco mais, tout autour du monde, les esprits libres se sont reconnus dans les personnages déjantés des « freak brothers » qui font vivre à leurs lecteurs les histoires les plus démentes, contournant les règles d’une société trop « normale ».
Portrait de Gilbert Shelton par Kiki Picasso
Q. Les Fabulous Furry Freak Brothers sont apparus pour la première fois dans votre premier livre de bandes dessinées Feds ‘N’ Heads, sur les fumeurs de marijuana (heads) et les agents fédéraux (feds). Pourquoi ce choix de sujet, les fumeurs de cannabis poursuivis par la police ?
Gilbert Shelton : C’était le sujet le plus intéressant à l’époque. L’idée de la bande dessinée a été en partie inspirée par le Zap Comix de Robert Crumb.
Q. Dans une interview pour l’exposition Quintet au MAC de Lyon, vous dites que, dans vos comix, il y a un constat philosophique concernant les lois prohibitionnistes et la toxicomanie en général. Quel est votre point de vue sur la consommation de drogue ? Vous considérez-vous comme un militant pour l’abolition des lois anti-drogue ?
Gilbert Shelton : J’ai contribué à ce combat, mais pas beaucoup. Il y a quelque temps, j’ai donné des travaux à la Fondation Playboy, car le magazine Playboy était également en faveur de la marijuana. Mais à part cela, je n’ai jamais été impliqué dans une politique de la marijuana. Je pourrais dire que j’étais en faveur de la dépénalisation, pas de la légalisation, je pense qu’il ne devrait pas y avoir de lois qui contrôlent la consommation de marijuana. La légalisation, ça veut dire la taxation, ce qui implique que le gouvernement a un intérêt à promouvoir la marijuana, à gagner de l’argent avec les impôts, et ce n’est pas une bonne idée. Le gouvernement gagne beaucoup d’argent avec le tabac ; il ne veut pas que le tabac soit interdit. Je pense que la marijuana doit juste être ignorée. Et de cette façon, les criminels n’en tireront pas de profit, tout le monde pourrait en avoir avec soi et cultiver la sienne.
Q. Dans les années 1960, c’était l’ère du LSD, pourquoi les Freak Brothers étaient-ils plutôt attirés par la marijuana ? Les autres drogues ont été mentionnées dans le comix mais la marijuana était-elle vraiment la drogue de leur choix ?
Gilbert Shelton : À l’époque, au début des années 1960, le LSD et le peyotl étaient encore légaux, ils ne sont devenus illégaux que vers la fin des années 1960, même Henry Luce, l’éditeur du magazine Life était pro LSD. À l’époque, on pensait que le LSD serait un bon traitement contre l’alcoolisme, de même que, plus tôt, on pensait que l’héroïne serait un traitement adapté contre l’alcoolisme. Mais elle s’est avérée créer plus de problèmes que l’alcool.
Q.Les Fabulous Furry Freak Brothers ont été créés en 1967 au milieu de l’ère hippie. Les temps ont changé, mais le comix est devenu populaire bien au-delà de San Francisco. Pourquoi pensez-vous que les Freak Brothers, les fumeurs de cannabis hippies, ont survécu et ont encore autant de succès aujourd’hui ?
Gilbert Shelton : C’est une bande dessinée traditionnelle, facile à lire et c’est marrant. Les Freak Brothers vivent dans un monde réel, ce n’est pas un fantasme, ce ne sont pas des super-héros. Les Freak Brothers ont les mêmes problèmes que tout le monde.
Q. En 1967, vous avez fondé votre propre « head shop » à Austin et vous avez créé un héros, Oat Willie, qui est devenu l’emblème de cette boutique. Quel était le nom de la boutique ?
Gilbert Shelton : Le head shop s’appelait Underground City Hall, puis c’est devenu Oat Willie’s campaign headquarters. Un de nos amis s’était présenté pour l’élection du maire d’Austin et il s’appelait Oat Willie. Nous lui avons donné un espace dans notre magasin qui est devenu son QG de campagne. Au final, Oat Willie est arrivé à la quatrième place sur vingt-quatre candidats à la mairie, il a obtenu 5% des voix, quelque chose comme ça, mais il était un candidat absolument absurde à la mairie d’ Austin. Oat Willie’s existe toujours, c’est devenu une supérette et une librairie.
Q. Qu’est-ce qui vous a inspiré pour cette célèbre citation “Dope will get you through times of no money better than money will get you through times of no dope!” ( « La dope aide mieux à supporter les périodes sans argent que l’argent des périodes sans dope ») ?
Gilbert Shelton : Effectivement, c’est quelque chose qu’on a beaucoup entendu. Ça a été écrit par un autre gars, mais je lui ai demandé la permission de l’utiliser, et il a dit oui, il ne voulait pas qu’on mentionne son nom. Je l’ai utilisé dans une histoire des Freak Brothers, Pull A Heist, où Fat Freddy devient fou et va dans une épicerie où on vend de la malbouffe, des chips à l’oignon, des haricots verts, etc. C’est mon histoire préférée des Freak Brothers.
Q. Les personnages des Freak Brothers ont-ils été inspirés par des personnes réelles ? Phineas rappelle plusieurs personnalités des années 1960, comme Abbie Hoffman ou Jerry Rubin, le stéréotype d’un radical de gauche.
Gilbert Shelton : Les Freak Brothers n’étaient pas calqués sur de vraies personnes. Le duo de comiques Cheech & Chong, également fumeurs de cannabis, disent avoir été inspirés par les Freak Brothers et non l’inverse. Ils ont fait plusieurs films, Up in Smoke (1978) est très drôle. Mais ils venaient de Los Angeles et la ville de Los Angeles est différente de la ville de San Francisco. Los Angeles est plus conservatrice. À San Francisco, les flics toléraient la marijuana. J’ai entendu cette histoire plus d’une fois, quand la police interpellait quelqu’un pour des raisons de trafic de drogues, ils disaient : «Nous avons un mandat pour vous arrêter, nous devons vous emmener au poste de police. Si vous avez de la marijuana avec vous, s’il vous plaît, allez au coin de la rue et débarrassez-vous-en parce que nous ne voulons pas avoir à nous en occuper au poste de police ». Mais les flics de Los Angeles étaient notoirement méchants, de mauvais flics.
Q. La musique vous a-t-elle inspiré pour créer vos dessins ?
Gilbert Shelton : De temps en temps, mais pas souvent. Principalement des paroles de chansons, entre poésie, musique et littérature. Vous savez bien que Bob Dylan a reçu le prix Nobel de littérature, ce n’est pas exactement de la littérature, et ce n’est pas exactement de la poésie non plus, c’est la catégorie des paroles de chansons. J’avais des amis musiciens, je faisais mes études à l’Université du Texas avec Janis Joplin, c’était une époque de musique folk et Janis était une musicienne folk. Quand je lui ai dit : « Janis, j’aimerais jouer du piano rythmique et du blues, et si toi et moi, nous essayions du rhythm’n’blues ? » et Janis a dit : « Nous, les artistes folks, ne faisons pas de rock ! ». Elle a changé d’avis ensuite mais il était trop tard pour moi.
Q. Avez-vous continué à la voir lorsqu’elle est devenue chanteuse de rock ?
Gilbert Shelton : Oui. Elle s’est installée à San Francisco et a joué avec le groupe Big Brother and the Holding Company. Il y avait un grand groupe de personnes du Texas à San Francisco et le propriétaire d’Avalon Ballroom était un Texan, donc il a promu Janis Joplin et d’autres groupes du Texas.
Gilbert Shelton et Janis Joplin
Q. Janis Joplin était proche des artistes underground ? Robert Crumb a fait une pochette pour son album…
Gilbert Shelton : Janis était fan de Robert Crumb, ils étaient amis, mais il préférait un autre genre de musique. Moi aussi. Mon album préféré, c’est « Solo Monk » de Thelonious Monk. J’aime aussi Dr. John, il jouait du rock mais il jouait aussi le style qui s’appelle « le piano de la Nouvelle-Orléans », c’est très spécial.
Q. Vous avez continué à jouer de la musique en France ?
Gilbert Shelton : Oui, j’ai joué dans un bar local, mais le bar a perdu sa licence parce qu’il faisait trop de bruit. Il n’y a pas de quartier musical à Paris, tous les quartiers sont résidentiels et les habitants veulent aller dormir à minuit.
Q. Au Texas, vous étiez directeur artistique de la salle de concert Vulcan Company en 1967-1968 et vous avez créé plusieurs affiches psychédéliques pour les concerts. Le style était très différent de celui de votre comix. Pourquoi avez-vous utilisé des styles si différents pour les affiches et les bandes dessinées ?
Gilbert Shelton : Eh bien, l’affiche est d’un genre différent : il faut la voir de loin, tandis que le comix se regarde de près. De plus, les affiches sont techniquement différentes. Elles sont faites avec soin, les comix non, le comix pouvait être mal imprimé… Deux genres différents.
Affiche psychédélique réalisée par Gilbert Shelton en 1968. Vulcan Gas Company, Canned Heat, Conqueroo, Shiva’s Head Band
Q. Pour l’album de Grateful Dead « Shakedown Street », vous avez choisi un style proche de votre comix…
Gilbert Shelton : Oui c’est vrai. Je l’ai été mis en relation avec eux par Lowell George, il a produit « Shakedown Street » et il m’a proposé de faire la couverture. Je suis allé au studio et j’ai parlé aux gars de Grateful Dead et leur ai demandé s’ils avaient des idées. Et ils ont dit : « Non, nous n’avons pas d’idées, mais ne faites pas de squelettes dessus ». Ils en avaient marre de ça.
Q. Et comment avez-vous imaginé la couverture ?
Gilbert Shelton : C’était une sorte de vue imaginaire de la rue, ça ressemble un peu à Haight Street, à San Francisco. Je pensais que « Shake Down Street » était une sorte de beat disco, que Grateful Dead irait plus dans cette direction que vers leur musique typique, mais c’était une sorte d’aberration, ça a été l’album le moins vendu.
Pochette de l’album « Shakedown street » (1978) de Grateful Dead réalisée par Gilbert Shelton
Q. Le Rip Off Press a publié Psychedelic Chemistry, de Michael Valentine Smith, un livre de conseils pour cultiver, synthétiser et préparer ses propres drogues – douces ou vraiment pas. Pourquoi un seul livre sur ce sujet ?
Gilbert Shelton : C’était un de mes amis, et ce n’était pas son vrai nom. C’était un guide pour la préparation de drogues psychédéliques. Il était étudiant à l’Université du Texas, et c’était un bon chimiste. J’ai fait une couverture pour son livre. Je n’étais pas très intéressé par le sujet, même si une ou deux fois j’ai fait un sulfate de mescaline de cactus peyotl, quand c’était encore légal. Le cactus peyotl, comme vous le savez, a un composant, appelé mescaline, et nous pouvions le faire chauffer dans notre cuisine. C’est dangereux, il faut utiliser de l’alcool, cela pouvait exploser !
Q. Pouvez-vous me dire quelles BD françaises vous aimez ?
Gilbert Shelton : Pas les bandes dessinées d’aujourd’hui. À l’origine, j’aimais bien Hara-Kiri, Jean-Marc Reiser et je connais surtout les vieux dessinateurs de Hara-Kiri, Philippe Vuillemin, Frank Margerin, Charlie Schlingo et d’autres. Reste Fluide Glacial, ce n’est pas pareil.
Q. Beaucoup de dessinateurs français se sont inspirés du comix underground américain.
Gilbert Shelton : Oui, René Goscinny s’est inspiré de la BD Mad de Harvey Kurtzman. Il a travaillé avec Kurtzman à New York, Goscinny a vécu à New York pendant un certain temps. Harvey Kurtzman en particulier a eu une grande influence sur tout le monde.
Images: Copyright © Gilbert Shelton